Âmes sœurs

          L’avion venait de décoller de Dallas. Dans un peu plus de 2 h, nous atterrirons à Phoenix pour poursuivre la tournée de promotion de son dernier album. À peine arrivé, il faudra se dépêcher de monter le matériel pour continuer à être dans les temps. Certains fans attendent depuis déjà la veille, il n’est pas question de les décevoir ! Ou du moins, c’est ce que toute l’équipe pensait jusqu’à ce que…

          — « On fait demi-tour ! » s’exclama James.

          Sur le coup, on s’est tous regardé avec des yeux ronds sans comprendre. Le planning ne nous permettait pas de retourner sur nos pas — sans parler de l’itinéraire de l’avion déjà programmé avec les contrôleurs aériens —. Le plus surprenant, c’est surtout que le chanteur que nous accompagnions n’était pas du genre à faire des caprices de diva. Au contraire, il était sympathique et ouvert. C’était à se demander comment il avait pu rester si humain malgré sa notoriété dans tout le pays.
          L’une de ses assistantes lui expliqua, un peu étonnée, que nous ne pouvions pas changer la direction de l’avion.

          Je n’ai jamais observé cette expression sur le visage de James. C’était évident, qu’il était tiraillé entre lui faire comprendre que ça n’était pas elle qui décidait et rester courtois. Il fulminait.
          Je l’avais rarement vu dans cet état de panique : il ne finissait pas ses phrases, et faisait les cent pas dans l’appareil en tentant de trouver une autre solution.

          — « Je sais que je vous en demande beaucoup, mais il va falloir annuler la séance de Phoenix. On fait demi-tour, c’est un ordre. J’ai besoin d’aller à Dallas, je ne peux pas passer à côté… Il faut que j’y retourne ! »

          Jamais nous ne l’avions vu dans cet état. Même lorsqu’il manquait cruellement de fatigue et qu’il ne tenait presque plus debout, il n’aurait pas donné des ordres. Et encore moins des ordres incohérents comme celui-ci.
          C’est certainement pour ça que la directrice de la tournée a filé dans le cockpit, pour demander aux pilotes de changer de destination. Si James ressentait un tel besoin de regagner Dallas, c’était peut-être parce qu’il avait oublié quelque chose d’important.

          L’appareil entama sa manœuvre pour retourner sur ses pas. Nous ne volions que depuis 20 minutes, le trajet avait à peine commencé. Malgré tout, notre star ne pouvait pas s’empêcher de marcher dans l’allée de notre petit avion privé. Quelque chose le préoccupait, et il ne tenait pas en place à l’idée de poser le pied à terre.

          — « Je veux la liste de tous les fans présents hier. Tous. Il me faut leurs noms, prénoms et numéros de téléphone. » me dit-il alors qu’il s’était arrêté brusquement devant mon siège.

          Il n’avait pas parlé assez fort pour que ça s’adresse à tout le personnel dans l’avion.

          — « D’accord, je vais essayer de te trouver ça. Tu en as besoin pour quand ? Tu cherches quelque chose en particulier ? » lui répondis-je, déjà prêt à prendre des notes.

          Cette demande était la plus extravagante de toutes celles qu’il m’avait faites jusqu’ici. Je n’arrivais pas à comprendre comment il allait utiliser ces coordonnées.

          James regarda autour de lui un peu soucieux puis, sans que je ne bouge ma main, mon stylo commença à s’agiter tout seul contre le papier pour laisser apparaitre le message suivant :

          « Cherche quelqu’un qui s’est découvert un don entre hier et aujourd’hui. »

          J’ai relevé mes yeux vers lui, incrédules. Il n’avait pas l’air de rigoler. Tout d’un coup, je comprenais l’importance de ce changement d’itinéraire. N’importe qui en aurait fait de même.

          « Pour l’instant, n’en dis pas à mot à qui que ce soit. » écrit mon stylo sans que je ne le contrôle.

          J’ai hoché la tête, livide, et je me suis immédiatement saisi de mon ordinateur portable pour me mettre au travail. Je ne sais pas trop comment j’allais retrouver chaque personne présente, nous ne demandons aucun renseignement. En priorité, je devais regarder les réservations et l’évènement sur les réseaux sociaux. Ça me donnerait une bonne base. Il fallait seulement que je trouve une excuse pour reléguer une partie du boulot à quelqu’un.

          Alors que j’extrayais les noms pour les exploiter, je jetais un coup d’œil à James. Ça n’était pas étonnant qu’il soit si agité : rencontrer son âme sœur dans une situation pareil, c’est presque un cauchemar.

          Quoi ? vous me demandez le rapport ? Vous n’êtes pas d’ici ou quoi ?

          Trouver son âme sœur est un évènement extrêmement important. Certains parcourent la Terre entière, passent leur vie à leur recherche. Et James, lui, l’avait croisé au beau milieu d’une foule immense. C’était comme chercher une aiguille dans une botte de foin.

          Comment ça, « comment peut-il le savoir » ?

          C’est pourtant simple. « Lorsque deux êtres humains qui se complètent à la perfection se rencontrent, alors leur don se révèle à eux. »

          On ne vous a pas rabâché cette phrase quand vous étiez petits ? Ça me parait étrange…
          Mais puisqu’il faut tout vous expliquer, la découverte d’un don c’est un moment magique. D’une part, car tu as trouvé ton âme sœur, la personne parfaite pour toi. Et d’autre part parce que la rencontre d’une complémentarité si forte déclenche une réaction nerveuse et c’est la seule manière de pouvoir utiliser cette partie inexploitée de notre cerveau.
          Le lendemain de cette rencontre parfois banale, le don commence à s’éveiller. Il n’est pas très puissant au début, mais au fur et à mesure du temps, il parait que la relation avec votre moitié consolide les compétences de chacun. Une légende raconte même qu’un jour, un guerrier est devenu si fort qu’il pouvait décimer une armée entière simplement par la pensée. Il possédait un don si intense qu’il a conquis suffisamment de territoire pour se faire couronner empereur.

          Sauf que la plus grande difficulté c’est que son âme sœur, on ne peut pas la reconnaitre avant de l’avoir croisée en personne. Et il y a des milliards d’habitants sur la planète. Je vous laisse donc imaginer le peu de gens qui ont eu cette chance.

          C’est bon, maintenant vous aussi vous comprenez pourquoi ça méritait de remettre en cause tout le reste de la tournée ?

          Oh non, James ne faisait pas cela pour perfectionner son don, je commençais à le connaître. Chacun de nous aurait bondi sur cette opportunité fantastique de vivre avec son âme sœur. Surtout que lui n’était pour l’instant engagé avec personne : c’était le moment rêvé pour rencontrer sa moitié.
          J’allais remuer ciel et terre s’il le fallait, mais je trouverais cette personne qui s’est réveillée ce matin avec une capacité inhabituelle. Il ne devrait pas y en avoir des centaines. Même si par le plus grand des hasards il y en avait quelques-uns, il suffirait de tous les faire venir pour qu’ils se reconnaissent et vivent une longue vie de plénitude.

          Cette histoire serait réglée d’ici demain, j’en mets ma main à couper !

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          J’avais dit que ça serait facile ? Eh bien je regrette. Ça fait des heures qu’on appelle tous les participants et qu’on cherche dans tous annuaires du Texas ceux dont on n’a pas encore trouvé le numéro de téléphone. Maintenant, tout le monde a bien compris pourquoi on avait bouleversé toute notre organisation, même si personne n’en disait rien.
          Étant donné la vitesse à laquelle ça avance, j’ai bien peur que l’on soit bloqué ici des jours.

          James est intenable, il ne s’est pas assis depuis qu’on a atterri. Il essaye d’aider, mais il ne sait pas comment. Du coup, il a plutôt tendance à nous ralentir qu’autre chose.
          Mais ça aussi je peux le comprendre, il ne veut pas déléguer tout ce travail fastidieux. Surtout quand c’est uniquement pour lui.
          Nous avons fini par lui trouver un téléphone pour qu’il appelle les fans présents à l’évènement qu’on a déjà identifié… En espérant qu’il ne va pas se laisser abattre par le nombre de réponses négatives qu’il va recevoir.

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          Des jours. Ça nous a pris des jours de recherches non-stop pour éplucher chaque contact que nous avons pu retrouver. Plus le temps passait, plus la pression se faisait ressentir : et si on ne dénichait jamais son âme sœur ? Tout le monde s’était posé la question à la fin de la première journée.
          Sans compter qu’il fallait reporter l’organisation de toute la tournée, décaler les dates, essayer d’expliquer aux fans qu’il y a eu une urgence… Tout cela était une cacophonie sans nom.

          Après quatre jours de recherches intensives, le couperet était tombé : aucun des participants ne s’était découvert de don dans ces derniers jours. C’était incompréhensible, surtout pour James qui avait manifesté ses pouvoirs à plusieurs reprises.
          La nouvelle l’avait abattue. Comment pouvait-il passer si proche ?
          Il n’arrivait pas à l’admettre. Pour lui, s’il ne trouvait pas de qui il s’agit d’ici la fin de la semaine, alors son âme sœur se serait envolée pour de bon, il n’avait aucun espoir de la rencontrer.
          Autant dire qu’il broyait du noir depuis la veille.

          Nous ne pouvions rien faire de plus sur place, donc nous allons reprendre la tournée, quitte à continuer les recherches à distance ou bien de passer une annonce. Mais cette proposition-là était bien la dernière envisagée : imaginez le nombre d’escrocs qu’elle engendrerait. Et toute sa vie, de nouvelles personnes viendraient à sa rencontre en clamant que c’est eux, son âme sœur.
          Moi, je n’ai pas encore connu cet être qui nous complète, alors je ne sais pas si ce qu’on dit est vrai. Mais il parait que c’est instantané, rien qu’en se regardant, on le sent si on y prête suffisamment d’intention. Mais… Et si ça ne se passait pas vraiment comme ça, comment James pourrait-il un jour être sûr ?

          Je rangeais les tables et les téléphones avant notre départ. Évidemment, moi aussi j’étais dépité. Après tant d’années à travailler ensemble, James était devenu un ami.

          — « Mais c’est fou quand même, tu ne trouves pas ? »

          Deux membres du staff de la salle où nous étions installés discutaient entre eux. Cette conversation ne me regardait pas, c’est vrai. Mais je ne peux jamais m’empêcher d’écouter quand j’entends ce genre de phrase.

          — « Tu ne penses pas qu’on devrait leur en parler ? » insista celui qui avait pris la parole juste avant en désignant mon équipe des yeux.

          — « Je ne sais pas, c’est peut-être une pure coïncidence. »

          Le deuxième avait l’air bien moins concerné par le sujet.

          — « Une pure coïncidence ? Mais ils viennent de retourner le Texas pour trouver quelqu’un avec un don qui lui serait tombé dessus récemment. » commença à s’emporter le premier. « Tu ne penses pas que c’est un peu gros pour une coïncidence ? Ils n’ont trouvé personne ! »

          Son interlocuteur haussa les épaules avant de partir s’occuper ailleurs.

          Néanmoins, la préoccupation de cet homme avait piqué ma curiosité légendaire. Pour la première fois depuis des jours, je tenais peut-être une piste sérieuse ! Elle allait peut-être sauver la situation.

*********

          — « On peut y aller maintenant, non ? » s’impatienta James.

          Cela faisait quelques heures que je travaillais sur ma dernière piste. Et je préférais ne pas partir avant d’avoir tout essayé. Nous n’étions plus à ça près d’un point de vue du retard.
          Je sais que plus nous restions là, plus cela rappelait à mon ami qu’il avait raté une chance incroyable de rencontrer la personne qui le complètera. Mais j’avais bon espoir de pouvoir retourner la situation.

          — « Non, attend encore une seconde, j’ai besoin de la validation pour l’avion. »

          C’était un mensonge. Ça n’était pas du tout moi qui m’occupais de ce genre de choses, et je priais pour qu’il ne s’en rende pas compte. Je préférais ne pas lui donner trop d’espoir, au cas où mon plan ne fonctionnerait pas si bien.

          Un homme tout pâle avançait dans la pièce. Il n’avait pas l’air en forme, mais si la rumeur que j’avais entendue était vraie alors ça se comprenait largement.
          Il était hésitant et regardait tout autour de lui. Il ne savait pas vraiment pourquoi on l’avait appelé, parce que je ne lui en avais pas raconté grand-chose : seulement qu’il devait venir pour récupérer quelque chose qu’il avait oublié. J’étais resté si vague que ça m’avait impressionné moi-même qu’il accepte.
          Pour lui aussi, j’espérais ne pas m’être trompé. Déjà, je n’aime pas mentir aux gens. C’est vrai que parfois, il vaut mieux ne pas tout dire  – comme ici –, mais ça me dérange. Et ensuite, parce qu’il avait dû traverser trois journées terribles. D’après ce que m’avait raconté l’un des membres du staff avec qui il s’entendait bien, cela faisait trois jours que des voix résonnaient dans sa tête. Tout particulièrement une, plus forte que les autres, qui lui répétais : « Je te cherche ». De quoi faire des cauchemars, pas vrai ?
          Son nouveau don était tellement étrange que presque personne n’était au courant, pour qu’on ne le prenne pas pour un fou. Et surtout parce qu’il n’était pas retourné travailler depuis. Et c’est pour ça que malgré des jours de recherches, on ne l’avait pas trouvé lui. En toute honnêteté, je n’avais pas du tout pensé aux membres du staff sur place, en partie car ils avaient été là toute la pendant toutes nos investigations. Donc j’aurais imaginé qu’ils se seraient manifestés s’ils montraient le moindre signe d’un pouvoir extraordinaire.

          Maintenant qu’il se tenait là, je ne savais pas trop comment m’y prendre. J’avais réfléchi à cette situation plein de fois depuis que je l’avais au téléphone, mais je n’allais pas m’avancer vers lui et lui dire :

          « Salut ! En fait, tu es l’âme sœur de James. Voilà »

          Ça aurait été bien trop étrange comme conversation.

          Est-ce que je devais plutôt aller expliquer ça à James ? Ou bien simplement lui sous-entendre ?
          Je ne pouvais plus laisser ce pauvre homme attendre alors que je voyais qu’il était aux prises de nausées terribles à cause du flux d’information qui lui parvenait dans cette pièce qui grouillait de monde.

          — « Bonjour, je suis James. » ai-je entendu alors que j’étais encore perdu dans mes réflexions.

          James était parti de lui-même parler à cet homme. Même s’il était avenant, ça n’était pas dans ses habitudes. Et surtout pas avec autant de maladresse. Un sourire béat s’étalait sur son visage, comme s’il savait déjà.

          — « Oui, je sais. » répondit l’autre, intimidé. « Mais… Vous ne devriez pas être ailleurs ? Il n’y avait qu’une seule date ici. »

          — « Si. Mais il y a eu un changement de programme. J’ai dû mettre en pause la tournée le temps de retrouver mon âme sœur. »

          Le regard de James brillait d’intensité.

          — « Ah ? Et vous l’avez trouvé ? »

          La naïveté de l’autre homme complétait l’assurance de James.

          — « Je crois bien que c’est toi. » répondit-il avec un sourire en coin.

          Je ne peux pas vous raconter la suite, c’est bien trop privé. Mais ce qui est sûr c’est que leur idylle a démarré d’une manière bien étrange.