Attention au Spectre !

     — « Non, c’est gentil, mais ça ira. Je préfère rester tranquillement chez moi. »

     – « T’es sûre ? Ça va être la soirée de l’année »

     – « Oui, certaine. » finit-elle d’écrire dans un soupire.

     Sa seule lumière grésillait et s’éteignait parfois quelques secondes. Elle aurait dû la changer. Mais pour cela, elle aurait dû sortir de sous ses deux couvertures.

     Emma ferma les yeux douloureusement en imaginant tous ses amis s’amuser. Qu’est-ce qu’elle aurait aimé en être capable. Mais eux, comme ces fêtes, appartenaient à sa vie d’avant.

     Peu importe si c’était Halloween.

     De toute façon, elle n’avait pas préparé de costume.

     Décidée à prétendre que cette soirée n’avait rien d’extraordinaire, elle se pelotonna un peu plus au fond de son lit en ouvrant son livre en cours. Ignorant les vibrations incessantes de son téléphone, Emma s’enfuyait loin de sa réalité au travers des pages qu’elles dévoraient.

     Mais un ultime grésillement vint la sortir de la folle aventure qu’elle vivait pour la ramener dans son appartement : sa lampe l’avait lâchée. Cette lampe, c’était la seule lumière.

     Le destin semblait déterminé à la pousser hors de chez elle et elle n’avait désormais plus d’excuses.

     Un frisson la parcourut alors qu’elle glissait un pied hors de ses couvertures. Décidée à régler ça au plus vite, elle n’enfila qu’un manteau par-dessus son pyjama. De toute façon, elle n’allait pas bien loin.

     En franchissant la porte de la quincaillerie à côté de chez elle, Emma ne put s’empêcher de remarquer le regard hébété du vendeur qui se demandait ce que quelqu’un pouvait bien faire dans son magasin à cette heure-ci.
     Au moins, lui aussi avait l’air de vouloir en finir le plus vite possible avec cette terrible soirée.

     La minuscule boutique ne comptait que cinq allées. C’était pourtant formidable toute la marchandise qu’il contenait dans un espace si étriqué. Quelque part entre les vases et les décorations d’Halloween, la jeune fille dénicha une petite lampe de chevet pas trop chère. Exactement ce qu’il lui fallait le temps de pouvoir se rendre dans un vrai magasin.

     — « Oh, vous avez choisi celle-ci ? » s’étonna le vendeur, sorti de son ennui.

     Pas tout à fait d’humeur à la conversation, Emma se contenta de hocher la tête alors qu’elle sortait sa carte bleue.

     — « Je voudrais quand même vous prévenir. Faites bien attention au spectre lumineux. Vous pourriez avoir des surprises. »

     Déjà, sa carte était de retour dans son sac à main et elle s’était saisie de son nouvel objet pour rentrer au plus vite chez elle.

     La jeune fille haussa les épaules.

     — « Tant qu’elle n’éclaire pas d’une couleur bizarre, tout me va. »

     Elle avait déjà franchi le seuil de la boutique, sans pouvoir entendre le vendeur murmurer.

     — « Ça n’est pas de ce type de spectre dont je parle. »

***********

     Qu’est-ce qu’elle avait hâte que cette soirée disparaisse dans les méandres du passé ! Pas un instant son téléphone n’avait arrêté de sonner. Pas un seul de ses amis ne comprenait qu’elle préfère lire dans son lit plutôt que de les rejoindre.
     Lorsqu’elle éteignit sa nouvelle lampe de chevet après avoir désactivé son téléphone, c’était pour elle enfin l’assurance de pouvoir ignorer ces sollicitations non désirées.
     Bien emmitouflé dans sa couette, le sommeil la guettait déjà.

     BAM

     Le vacarme d’une lampe se brisant sur le tapis la réveilla en sursaut. Comment avait-elle pu faire tomber quoi que ce soit ?

     Cette soirée n’en finirait donc jamais ?

     En se retournant péniblement vers le bruit, une lueur attira son attention. Une lueur flottante.

     Les yeux écarquillés, elle observait une petite boule de lumière tenter de reconstituer les débris au sol à l’aide de minuscules bras.

     — « Comment je vais faire ? » murmurerait la chose. « Ça ne va quand même pas m’arriver tous les ans ? »

     L’inquiétude semblait poindre dans cette voix qui résonnait étrangement.

     Le globe lumineux commença à tourner sur elle-même à la recherche d’une solution. Et maintenant, Emma pouvait la voir distinctement : de grands yeux noirs et une petite bouche lui dessinait un visage soucieux tandis qu’elle flottait dans les airs.

     Impossible.

     C’était impossible.

     Elle était en plein rêve, il n’y avait aucune autre raison.

     Emma se colla contre le mur, tremblante. Jamais elle n’avait aimé les histoires pour se faire peur, les récits d’horreurs et les légendes urbaines. L’idée même de se retrouver dans ce qu’elle avait toujours détesté lui glaçait le sang.
     Comment allait-elle s’enfuir sans que cette chose ne la remarque ?

     Ses yeux cherchaient une issue en balayant chaque recoin de la pièce du regard, jusqu’à tomber droit dans ceux de l’étrange balle brillante qui se tenait face à elle.

     — « Oh, bonsoir ! »

     La voix enjouée déstabilisa d’autant plus la jeune fille. Que lui voulait-il ?

     — « Je ne comprends pas, vous pouvez me voir normalement. » poursuivit la créature après quelques minutes de silence.

     La bouche d’Emma était sèche. Pas un mot ne lui venait à l’esprit.

     — « Ah, je vous fais peur ? » demanda la boule lumineuse en s’approchant. « Ça fait des années que ça ne m’était pas arrivé, » rit-elle. « Les gens aiment de plus en plus les récits d’horreur et ma simple apparition provoquait parfois des évanouissements il y a quelques siècles, mais aujourd’hui c’est plus de la fascination que je rencontre. »

     Est-ce qu’elle se moquait d’elle ?

     — « Je ne suis pas un esprit malin. » ajouta-t-elle en se tenant à distance de la jeune fille qui, pétrifiée, n’avait même pas cligné des yeux. En fait, cette lampe c’est mon réceptacle.

     Les appendices qui dépassaient de la boule vaporeuse désignèrent l’objet au sol.

     — « Mais je suis très maladroit et je la brise souvent en sortant. Le vendeur m’avait promis qu’il préviendrait le prochain pour que ça n’arrive plus. Il a dû oublier. »

     Emma pensait discerner de la détresse dans ses mouvements. Devait-elle l’aider ?

     — « Je ne voudrais pas vous déranger. Je comprends que j’effraie certains humains. »

     Était-ce le bruit d’un sanglot qu’elle percevait ?

     — « Si je t’aide, est-ce que tu vas disparaitre ? » finit par réussir à murmurer la jeune femme.

     — « C’est promis ! Je ne sors que la nuit du 31 octobre de toute façon alors ça te laissera largement assez de temps pour te débarrasser de moi d’ici l’année prochaine. »

     — « Et il te faut quoi ? »

     Bien que ses lèvres bougeaient, pas un autre de ses muscles ne se détendait.

     — « Réparer ma lampe. Si elle n’est pas intacte d’ici l’aube, je ne pourrais jamais retourner dans l’au-delà. Et surtout, je vais rester pour l’éternité, mais je deviendrais invisible de tous. »

     — « Mais je ne saurais jamais faire ça. »

     — « Je pense être capable de le rénover. Il me faut seulement les bonnes pièces. »

     Mais où trouver le matériel ? C’était la seule manière de se débarrasser de cette chose.

     Après de longues minutes à dévisager le spectre, la jeune fille finit par sortir de ses draps pour attraper des vêtements.

     — « Je vais commencer par retourner à la boutique. C’est peut-être encore ouvert ? Le vendeur pourra certainement trouver une solution s’il t’a aidé l’année dernière. »

     — « Oh oui ! J’ai hâte de le revoir. » s’exclama la boule lumineuse avec un entrain paradoxal à son état.

     — « Non. Imagine si d’autres personnes t’apercevaient. Je préfère y aller seule. »

********

     Elle frappa à la porte du magasin, encore et encore. Mais à 23h passé, elle n’espérait plus avoir de réponse.

     Il savait ce qu’il lui avait vendu, pourtant. Alors pourquoi ne lui avait-il pas laissé un indice ? Un mot sur sa devanture, même codé, pourrait faire l’affaire.

     En désespoir de cause, elle soupira.

     — « Bon, je pense qu’on a plus d’autres choix. Tu dois passer au travers de la porte pour essayer de trouver des informations. »

     — « Ah. » répondit la sphère lumineuse, embêtée.

     — « Quoi ? C’est bien pour ça que j’ai accepté de t’emmener. Alors, vas-y. »

     — « Mais c’est que… Les spectres n’ont pas tous ce pouvoir. Moi j’en suis incapable. »

     Ses grands yeux laissaient suggérer qu’une petite pirouette lui permettrait de se racheter pour ce désagrément. Et pourtant, Emma se sentait bouillonner.

     — « Comment veux-tu que je te construise ta lampe si tu n’y mets pas du tien ? »

     Le froid lui mordait les oreilles et de la buée s’échappait de son nez à chaque expiration.

     — « Tu connais peut-être quelqu’un d’autre qui sait bricoler ? Quelqu’un qui aurait les bonnes pièces ? Il suffit de rebrancher les fils, en fin de compte. »

     Emma aurait pu se creuser la tête pendant des heures si le spectre lui avait posé la question l’année dernière. Mais tellement de choses avaient changé depuis qu’elle n’était même plus sûre de vraiment connaitre qui que ce soit.
     Parmi toutes ces personnes qui appartenaient à sa vie d’avant, il y en avait bien peut-être une à qui elle pouvait demander ce service. Mais après tant de mois sans se voir, est-ce qu’elle serait bien accueillie ?

     La situation se résumait à cette simple question : à quoi était-elle prête pour aider cette chose qu’elle venait à peine de rencontrer ?

     Dans un soupir, la jeune fille finit par lâcher :

     — « Oui, je connais peut-être quelqu’un. »

     La boule lumineuse tourna dans les airs d’exaltation.

     — « Ne perdons pas une minute alors ! »

******

     Après plus d’une demi-heure à marcher dans le froid, Emma et son nouveau compagnon arrivaient enfin face à cette maison qui lui était autre fois si familière. Combien de week-ends avait-elle passés ici quand elle était au lycée ? Combien de soirées elle avait abritées lorsque chacun était parti étudier chacun de leurs côtés ?

     Ces tendres souvenirs décrochèrent un sourire sur le visage de la jeune fille.

     Pour autant, franchir le seuil lui semblait maintenant si compliqué. Et s’ils l’avaient oublié ? Si elle n’avait plus rien en commun avec ses amis ?

     La boule lumineuse la regarda avec interrogation.

     Maintenant qu’elle était venue jusqu’ici, elle n’avait plus d’autres choix que d’y aller. Et dans le fond, elle savait qu’elle rêvait de tous les revoir.

     Emma s’avança d’un pas décidé jusqu’à la porte et, en retenant sa respiration, appuya sur la sonnette.
     Une partie d’elle priait pour que personne n’ait entendu le carillon. Mais quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrait sur un compte Dracula, son dentier à la main.

     « Et merde. C’était une soirée déguisée. » se rappela Emma

     — « Emma ! » s’exclama-t-il en la faisant entrer. On ne s’attendait pas à ce que tu viennes !

     — « Moi non plus je ne m’y attendais pas. » répondit-elle en riant.

     La surprise avait vite été remplacée par la chaleur de leur longue amitié dans les yeux de Dracula.

     — « Hé tout le monde ! Emma est là ! »

     Tous les regards se tournèrent vers elle. C’était peut-être le pire scénario de tous.

     Le rouge monta aux joues de la jeune fille alors qu’elle faisait un petit signe de la main. En face d’elle, les sourires accueillants la détendirent.

     — « Super ton déguisement ! » vint la complimenter Maya, l’une de ses plus anciennes amies.

     — « Quel déguisement ? »

     Ce qu’elle portait ne pouvait pas être plus normal.

     — « Le petit spectre trop choux qui se balade à côté de toi ! Il te suit grâce à un fil ? Il est super bien fait en tout cas ! »

     — « Ah, ça ? Ne me demande pas comment j’ai fait. » rit un peu nerveusement Emma.

     — « Tu gardes tes secrets, tu as raison. » pouffa son amie. « C’est cool te voir Em’s. Ça fait vraiment longtemps, tu nous avais manqué. »

     Est-ce qu’elle leur avait réellement manqué ?

     — « Merci »

     Ces quelques mots avaient suffi à faire s’envoler les longs mois de distance.

******

     Des éclats de rire raisonnaient dans toute la maison. Un verre à la main, la jeune fille racontait ses dernières mésaventures au travail à ses amis comme si elle ne les avait jamais quittés.

     Elle sentit un tapotement dans son dos.

     — « Est-ce que tu penses que tu vas trouver ce qu’il nous faut ici ? » lui chuchota-t-on

     Ah oui, le spectre… Les retrouvailles avaient été si intenses qu’Emma en avait oublié la raison de sa venue. Le temps était passé à une vitesse folle et la nuit était déjà bien entamée.

     Emma hocha la tête pour le rassurer.

     Elle savait parfaitement à qui demander de l’aide et elle se dirigea vers le propriétaire de la maison d’un pas décidé. Pourquoi est-ce qu’elle avait besoin d’une gaine électrique et de colle multiusage en plein milieu de la fête ? Cela ne sembla pas l’étonner et il entraina la jeune fille dans son sous-sol pour jeter un coup d’œil au matériel de bricolage de son père.

     — « C’est ça que tu cherches ? » lui demanda-t-il en farfouillant dans une grande caisse à outils.

     Emma lança un regard discret au spectre. Après tout, c’était lui qui savait de quoi il avait besoin pour reconstituer son sanctuaire.

     — « Ouii ! » s’écria la boule lumineuse, folle de joie à l’idée de ne pas être condamné.

     Kevin se retourna vers elle, surprit.

     — « C’est toi qui as dit ça ? »

     — « Bah oui, bien sûr, qui d’autre ? » répondit-elle avec un sourire qu’elle espérait convaincant.

     — « Je ne pensais pas qu’un jour quelqu’un serait aussi enthousiaste à propos d’une graine électrique et quelques fils. » ricana-t-il.

     Alors qu’il refermait son coffre aux trésors, Emma jeta un regard noir au spectre. Il ne s’en était fallu de peu pour qu’ils soient grillés. Et elle préférait autant ne pas avoir à entrer dans les détails sur cette boule lumineuse.

     Kevin se rapprocha d’elle alors qu’ils prenaient le chemin du retour.

     — « Ça fait longtemps qu’on s’était pas vu en tout cas. Il faut qu’on refasse ça bientôt. »

     — « Promis, je ne disparais plus. » répondit la jeune fille avec bienveillance.

     — « D’ailleurs, si tu veux, tu peux passer pour qu’on fasse une partie de console tous les deux. Ou qu’on regarde un film, si tu préfères. »

     — « Oui, pourquoi pas ! On en reparle, je dois absolument filer. »

     La jeune fille n’avait pas remarqué l’embarras de son ami ni la teinte rosée de ses joues.

     — « Super » murmura-t-il.

     Alors qu’elle grimpait les marches quatre à quatre pour rentrer aussi vite que possible, elle l’entendit ajouter.

     — « Tu veux que je te raccompagne ? »

    — « Non, c’est bon j’habite pas très loin. T’inquiètes pas ! »

     Puis elle disparut dans le noir de la nuit. Elle marchait d’un bon pas pour retourner chez elle : elle ne savait pas du tout combien de temps ça leur prendrait de rafistoler cette veilleuse. Surtout qu’elle ne pouvait pas vraiment demander d’aide à quelqu’un d’autre.

******

     Le spectre lumineux agitait ses petits bras dans tous les sens pour rétablir le courant dans la lampe brisée. Pendant ce temps, Emma s’appliquait du mieux qu’elle pouvait pour recoller les morceaux de l’abat-jour en plastique dur qui avait lui aussi volé en éclat.
     La faible lumière du téléphone ne rendait la situation que plus compliquée.

     Il était 7 h 15, d’ici moins d’un quart d’heure si l’esprit ne parvenait pas à réparer son réceptacle alors ils n’avaient plus de solution de secours : il était bien trop tard pour faire appel à qui que ce soit.

     — « Ça y est ! » finit pas s’écrier l’ectoplasme

     — « Tu as réussi ? » renchérit Emma, incrédule.

     Il entra et sortit de la lampe avec une aisance déconcertante. Emma ne savait toujours pas si elle avait rêvé ou si tout cela était bien réel. Mais qu’importe, cette nuit avait été fabuleuse.

     — « Merci pour tout ! »

     Le spectre virevoltait autour de la jeune fille dans un élan félicité. Les larmes lui montèrent aux yeux. Jusqu’au bout, elle n’était pas certaine de réussir à aider cette créature.

     — « J’en reviens pas qu’on ait eu le temps de finir. C’est déjà l’heure des au revoir, je suppose ? »

     — « Oui. Mais j’espère te retrouver l’année prochaine. »

     Son air malicieux sous-entendait toutes les aventures auxquelles il s’attendait dans un an.

     — « Sans briser ta lampe cette fois ? »

     — « Oh, quelle importance ! Kevin sera sûrement là pour la réparer une fois encore. »

     La jeune fille rougit un peu.

     — « Quoi ? Je ne vois pas de quoi tu parles. »

     — « Hm, bien sûr. On verra bien ce qu’il en est l’année prochaine. »

     Le spectre avait disparu aussitôt et quelques minutes plus tard les premières lueurs de l’aube apparurent.