Catastrophe 4702
~ Partie 3 ~
Esteban relut ces lignes plusieurs fois. L’agent avait alerté quelques heures auparavant sur le phénomène qui devenait trop récurent pour qu’il soit naturel et il demandait l’autorisation d’aller sur place pour investiguer.
Peut-être bien que c’était sa chance ?
Il tenta de contenir son excitation. Il allait devoir la jouer fine pour être mis sur le dossier aux côtés de l’agent de terrain.
« À quand le Big One ? »
Garett acheta une copie du plus célèbre journal canadien, curieux de savoir ce qu’ils racontaient sur le sujet.
À mesure qu’il parcourait l’article, la poudre lui montait au nez. De soi-disant journalistes dénonçaient les nombres grandissants de tremblements de terre et leurs impacts sur les écosystèmes locaux. Ils les avaient même regroupés sur une carte du monde avec leur date et leur puissance. Pour autant, cet article ne parlait que d’éveiller la crainte et ne soulevait aucune piste quant à l’origine de ces secousses. C’était creux.
La peur du plus gros séisme jamais enregistré ne faisait que s’aggraver depuis quelques mois.
Au début, personne n’avait remarqué de changement. Mais les journalistes avaient, peu à peu, commencés à sous-entendre qu’une activité tectonique si forte ne pouvait être qu’un mauvais présage. Pourtant, aucun d’eux n’avait établi le lien avec l’industrie pétrolière.
Dans le fond, ça n’était pas étonnant. La Terre tremblait sur toute sa surface, et bientôt, plus un seul continent ne serait épargné. Même les zones dans lesquelles il n’y avait aucun forage connu et peu de séismes se retrouvaient touchées par le phénomène.
Et le lobby du secteur réprimerait n’importe quelle fuite.
Jamais Garett n’avait osé s’adresser aux journalistes.
De toute façon, au mieux ça lui aurait valu un procès et la panique générale de la population. Mais bien vite, Oil Industries aurait fait taire ces rumeurs grâce à des campagnes de pubs et de fausses données scientifiques.
Il n’avait aucun doute sur le fait que ça n’aurait jamais été plus qu’un coup d’épée dans l’eau.
Dans le fond, ce qu’il avait entrepris n’avait pas spécialement davantage fonctionné. Au rythme où les secousses se succédaient, il était persuadé qu’il était trop tard pour empêcher les dégâts : il devait travailler sur une solution pour éviter la catastrophe tout en arrêtant les foreuses — peut-être même toutes les foreuses du monde, pas seulement celles trop puissantes —.
Il regarda nerveusement sa dernière conversation Telegram dans l’espoir d’y voir apparaitre un nouveau message.
Mais il n’y avait rien. Rien depuis le « on y est » une heure plutôt.
Garett n’avait pas fermé l’œil la nuit passée, trop inquiet du succès de ce qui se déroulait aujourd’hui, sans lui. Il avait dû se résoudre à abandonner l’opération « Australie » après qu’on lui ait proposé une interview sur l’impact sismique de l’extraction du pétrole.
Ce qu’il allait dire ne lui importait que peu, ce qui comptait le plus c’était le temps qu’il leur restait avant que leur planète ne puisse plus encaisser. Même si on lui flanquait toute une équipe d’avocats au cul.
Il s’approchait de la chaine de télé locale. Bientôt, il ne pourrait plus guetter le moindre signe de vie de ses amis.
Alors qu’il allait franchir la porte, il hésita un instant, toujours fixé sur son téléphone.
Et s’il essayait une dernière fois ? Après tout, il s’était écoulé près d’une année depuis qu’il s’était fait virer de la raffinerie.
Il appuya sur le numéro qu’il avait composé il y a si longtemps et attendit de voir si le même message allait lui parvenir.
« Merci pour votre appel. Nous avons bien pris en compte vos préoccupations, sachez que l’incident sur Terre est en cours de résolution. Temps restant avant que votre planète ne soit sauvée (ou réinitialisée ?) : 3 heures. »
**********
Au dixième étage de la tour de DestinyCorp se trouvait le Centre des opérations. Cette pièce, dont un écran recouvrait la moindre surface des murs, serait l’endroit d’où ils suivraient la mission spéciale en cours. Et Esteban n’en croyait pas ses yeux de pouvoir mettre les pieds dedans.
Ils avaient déjà essayé à plusieurs reprises d’arrêter la catastrophe, mais jusqu’ici rien n’avait fonctionné : les humains avaient systématiquement trouvé un moyen de contrecarrer leurs actions. À un moment, ils avaient même failli accélérer la fin du monde.
Alors que le jeune homme entrait pour la première fois dans ce lieu mythique de l’entreprise, un frisson le parcourut. C’était leur dernière tentative. Et s’ils suivaient leurs agents sur Terre depuis cet endroit, c’était uniquement parce que cette pièce était dotée de la plus puissante des armes jamais inventées : celle qu’il ne fallait utiliser qu’en ultime recours, mais qui permettait de résoudre n’importe quel cataclysme.
– Esteban, est-ce que les équipes se sont bien fondues dans le groupuscule créé par ton contact ?
Le ton sur lequel on l’avait interpellé marquait bien l’importance de tout ce qu’ils avaient mis en œuvre. Et aujourd’hui, il n’y avait que deux options : soit la mission réussissait, soit ils devraient déclencher l’arme secrète de DestinyCorp.
– Oui, ils sont tous en place. J’ai reçu la confirmation il y a quelques minutes. On devrait pouvoir bientôt les voir à l’écran d’ailleurs.
Le stage d’Esteban avait pris fin il y a déjà plusieurs mois. Mais étant donné l’envergure de l’opération qu’il avait imaginée avec l’agent de terrain, l’entreprise lui avait proposé un contrat temporaire le temps de résoudre l’affaire. À la suite de quoi il pourrait postuler à d’autres offres en interne pour lesquels on lui avait sous-entendu qu’il n’avait pas de soucis à se faire.
La pression montait, car si tout cela échouait, alors est-ce qu’on le recommanderait toujours pour un poste ?
Non. Ça n’est pas le moment de penser à tout ça. Pour l’instant, il devait se concentrer sur l’intervention.
Dix personnes travaillaient au Centre de contrôle. Elles calibraient les écrans sur des points stratégiques définis en amont, et elles scrutaient chacun d’eux au cours de l’opération pour surveiller son déroulé.
Le nombre d’informations captées fascinait Esteban. Et il avait du mal à se rendre compte que c’est lui qui avait imaginé tout ce plan et qui avait choisi quel endroit observer.
– Ils entrent. dit l’une des personnes en charge d’un moniteur sur la gauche.
Tiré de sa rêverie, il se reconcentra sur les évènements en cours. Sur le plus grand des écrans, on pouvait voir un petit groupe de sept s’introduire dans l’une des foreuses d’Oil Industries. C’est eux qui géraient toutes les machines destructrices sur Terre.
Garett, l’homme qui avait appelé la première fois était parvenu à monter une équipe d’humains ralliés à sa cause. Dès qu’ils s’en étaient rendu compte, Esteban en avait profité pour y intégrer le plus d’agents de terrain possible. Sur toute leur bande, quatre venaient de chez eux. Et ils avaient des instructions un peu différentes de ce que l’ancien ingénieur avait prévu.
Cette dernière mission, si elle réussissait, laisserait la Terre dans un piteux état. Et DestinyCorp devrait agir pour « réparer » tous les dégâts. Mais c’était préférable à l’utilisation du gros bouton rouge, lui avait-on dit.
« Il ne doit être déployé qu’en cas d’extrême urgence ! » lui avait-on asséné lorsqu’ils préparaient le plan. Il avait du mal à comprendre pourquoi, parce que c’était la solution la simple et la plus efficace.
Mais apparemment, s’il était employé trop souvent, il risquait d’éveiller les soupçons donc son nombre d’utilisations par décennie sur chaque planète était étroitement surveillé.
Et à chaque fois, il fallait remplir un dossier expliquant son choix qui serait évalué par une commission. Les sanctions étaient terribles, parait-il. Et on ne lui avait pas vraiment dit ce qu’elles impliquaient, mais il préférait ne pas le savoir.
Alors quoiqu’il en coute, il fallait à tout prix qu’il n’ait pas à presser ce bouton. La mission devait se dérouler sans accrocs.
******
– Les foreuses ! s’écria Garett en se réveillant brusquement.
Trempé de sueur, il reprenait son souffle en regardant autour de lui. D’où est-ce que cela lui venait ? Pourquoi avait-il rêvé de foreuse ?
Il jeta un coup d’œil à son téléphone : 5 h 30.
Bon. Il n’arriverait pas à se rendormir avant que son réveil ne sonne.
Alors qu’il buvait son café sur son porche, il se remémora cet étrange cauchemar qui l’avait sorti de son sommeil.
De nouvelles foreuses super efficaces étaient en train d’endommager la croute terrestre pour toujours. Et c’était lui qui s’en était aperçu. Et c’était à lui de trouver une solution, car personne ne l’écoutait. Mais alors qu’il avait organisé toute une opération commando pour détruire l’une des plus grosses machines dans l’espoir de les anéantir l’une après l’autre, un séisme sans précédent avait fait trembler la moitié du globe. Très vite, des tsunamis menaçaient la plupart des côtes et des habitations tandis que la terre continuait à vibrer.
Et puis il s’était réveillé en sursaut. Comme si… eh bien comme s’il était mort dans son rêve.
Les rayons du soleil caressaient son visage alors que l’aube se levait sur le quartier résidentiel de Cushing. Heureusement que tout cela n’était qu’un rêve.
Sa journée passa à une vitesse affolante alors qu’il gérait le raffinage du pétrole arrivé aujourd’hui sur le site. Mais à mesure que le temps avançait, de nombreux détails s’ajoutaient à ce dont il avait souvenir : la manière dont son patron l’avait viré, ce numéro de téléphone étrange… Tous ces mois à tenter avec l’énergie du désespoir de sauver la planète.
Normalement, on oubliait les rêves, ils ne devenaient pas de plus en plus vivaces. D’ailleurs, tous ces souvenirs lui semblaient trop réels pour qu’il ne les ait inventés. Rien de ce qui lui venait en tête ne manquait de sens, comme c’est souvent le cas quand on rêve. Et puis il n’avait jamais eu peur qu’une catastrophe de ce type ne se produise, alors pourquoi ça l’avait agité cette nuit ?
En s’éloignant en voiture, il vit les derniers débris de la nouvelle installation qui avait échoué, en train d’être évacué de la zone. Pourtant, hier c’était bien une foreuse qui se tenait là, non ? Il ne pouvait pas la démanteler en si peu de temps.
Il passa les jours qui suivirent à tenter de rassembler les éléments dont il se souvenait. Personne dans la ville n’avait entendu parler d’une telle chose, ou même d’une catastrophe. Il y avait d’ailleurs assez peu de tremblements de terre dans le coin ces derniers mois.
Est-ce qu’il perdait la tête ? Tout ça était bien trop réfléchi et solide pour que son cerveau n’ait inventé ces évènements en une nuit.
À force de détermination, il finit par se rappeler des noms de ceux qu’il avait rencontrés en parcourant la planète. Il ne réussit à contacter que trois d’entre eux, et tous avaient les mêmes souvenirs que lui.
Leur avait-on effacé la mémoire ? Il ne le saurait jamais. Mais quelle vie étrange de vivre avec des souvenirs qu’il ne partage qu’avec une poignée de personnes !
********
« Catastrophe 4702 : Dossier classé »
La banderole suspendue dans la salle de réunion entre deux ballons surplombait le petit buffet commandé par l’entreprise pour féliciter la réussite de ses équipes.
Pour la première fois, Esteban rencontrait les agents qui avaient tout donné sur Terre pour s’infiltrer et mener la mission au mieux. Ils étaient passés si proches d’interrompre tous les forages. Mais il suffit parfois d’un grain de sel pour que la machine ne s’emballe.
En l’occurrence, le jeune homme se souviendrait toute sa vie comment cette mission – qui de prime abord semblait infaillible – avait échoué lamentablement à cause d’un minuscule détail.
Depuis leur entrée sur l’exploitation pétrolière, les agents avaient scrupuleusement suivi le plan dressé par les humains. Ils allaient s’introduire jusque dans la salle des commandes, neutraliser toutes les personnes qui s’interposeraient et ils arrêteraient cette foreuse coûte que coûte. Pourquoi celle-ci ? Car, toute neuve, c’était la première sur la plaque Australienne. La seule qui n’avait pas encore été endommagée par cette nouvelle technologie. Dans l’espoir de Garett, s’ils pouvaient s’assurer qu’au moins cette zone reste intacte alors, l’humanité avait peut-être une chance de survivre en se réfugiant là-bas.
Mais l’équipe de DestinyCorp obéissait à des ordres bien différents. Sauver une plaque ne suffirait pas, il fallait à tout prix stopper les autres machines.
Toute l’équipe était arrivée jusqu’au poste de commande sans encombre. La sécurité avait suivi sa ronde comme prévu, et tout semblait bien parti pour réussir sans accrocs.
Et c’est là que leurs plans divergeaient. Alors que Garett imaginait qu’un expert en informatique allait arrêter la foreuse et la rendrait inutilisable, Esteban avait vu plus grand : l’agent de DestinyCorp devait introduire un virus dans le réseau pour qu’elles effectuent toutes un mouvement qui les endommagerait trop pour être réparées.
Peut-être avaient-ils vu trop gros, à essayer d’anéantir toutes les machines d’un coup. Mais comment, auraient-ils pu sauver la Terre autrement, étant donné l’était critique dans laquelle elle était ?
Alors que le virus informatique se propageait d’un site à l’autre en quelques secondes, toute l’équipe du siège célébrait déjà sa victoire. Mais c’était sans compter ce minuscule petit détail : toutes les foreuses bougèrent au même moment exactement. Et ce déplacement qui allait les casser pour de bon déclencha la fin de la planète. Cette perturbation, quoiqu’uniforme, provoqua un tremblement de terre sans précédent.
La panique s’était emparée du Centre d’Opérations. Quoi faire ? Quoi demander aux agents ? Il était trop tard pour créer un paradoxe temporel pour établir leurs options. Déjà, plusieurs montagnes d’eau se soulevaient dans les océans et menaçaient les côtes.
Dans ce moment critique, tout le monde se retourna vers Esteban. Bien que nouveau, c’était à lui qu’incombait la difficile tâche de prendre les décisions. Et il s’était promis de ne jamais envisager de pousser le bouton rouge. Pourtant il ne pouvait plus rien faire d’autre.
Il avait avancé sa main tremblante vers la grille qui protégeait leur arme la plus puissante. Et si on le lui reprochait ? Et si c’était la fin de sa carrière à DestinyCorp ?
Le jeune homme chercha d’autres possibilités dans les yeux de ses collègues, mais tous avaient un regard grave. L’un était en train de rappeler les agents de terrain pour qu’ils ne se fassent pas englober par ce qui allait suivre. C’était la seule option qui leur restait.
Aurait-il dû faire quelque chose de différent ?
Alors qu’il pressait le bouton, son estomac se nouait. Il se remémorait ces derniers mois. S’il avait commis une erreur, il était trop tard et il devrait en répondre devant le conseil d’administration.
Sous ses yeux, il vit tout ce qui s’était produit se défaire. Le temps était rembobiné jusqu’à l’instant où agir serait plus discret et plus efficace. Tant qu’il maintenait le bouton appuyé.
L’une des caméras suivait ce fameux Garett. Il avait appris à le connaitre et se sentait presque proche de lui, bien qu’il ne l’ait jamais rencontré en personne. Esteban le regarda appeler le standard pour la première fois, puis se faire virer par son patron et finalement retourner dans son lit sans aucun souvenir de tout ce qu’il s’était passé.
Depuis quelques jours, Esteban ne cessait de se demander comment les humains ressentaient tout ça. Est-ce que vraiment ils n’en gardaient aucune réminiscence ?
Une main sur son épaule le sortit de sa rêverie.
— « Mon cher Esteban, merci pour votre contribution à ce dossier épineux »
C’était le chef de Prophecy&Co en personne.
– « Merci beaucoup. répondit le jeune homme un peu nerveusement. Mais je ne m’en suis pas si bien sorti, nous avons dû déployer l’ultime recours, comme vous devez le savoir. »
– « Oh, ça ? Ça vous angoisse ? »
Il en riait presque. Comme si ça n’était qu’une formalité.
– « Ne vous en faites pas. J’en ai soufflé un mot au conseil d’administration et étant donné votre jeune âge et la difficulté de la mission pour une première et le nombre d’utilisations sur cette décennie, vous n’en entendrez pas parler. » ajouta-t-il avec un clin d’œil.
Esteban lâcha un soupir de soulagement sans même s’en rendre compte. Il allait peut-être bien pouvoir rester ici après tout.
– « Mais que cela vous serve de leçon. Nous serons moins indulgents si ce genre d’incident venait à se reproduire lors de votre carrière chez nous. Vous auriez, cette fois, à répondre de vos actes devant le conseil d’administration. »
– « J’y veillerai monsieur ! »
Il avait sous-entendu qu’il restait parmi eux, n’est-ce pas ? Il n’avait pas rêvé, c’était bien ce qu’il avait insinué !
– « Profitez de la fête alors, c’est un exploit ce que vous avez fait sur Terre. »
– « Mais est-ce que les humains oublient vraiment tout lorsque l’on presse le bouton ? »
– « Ah ! Excellente question ! Non, pas tout à fait. C’est pour ça que ça a été un long travail d’implanter cette technologie sur terre, une partie de la population se souvient parfois de détails ou de fait entiers, ça dépend des fois. Mais ils ont un nom là-bas pour ça. Je ne sais pas vraiment si c’est nous qui leur avons soufflé : l’Effet Mandela. »
Cette nouvelle vous a plus ? Génial, on se retrouve bientôt pour une nouvelle aventure !
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