Le Grand Sorcier des Glaces

       Déjà le 23 décembre. L’année était encore une fois passée à une vitesse folle. Demain, il allait enfiler son costume rouge et parcourir la Terre pour distribuer à chaque enfant un jouet de son choix.
       Mais alors que les elfes allaient repartir vaquer à leurs occupations dans les forêts de leur petit pays, lui allait entamer la préparation de la prochaine tournée. Cette vie folle sans pauses commençait à l’user. Bientôt, il allait devoir passer le flambeau à son descendant. Mais le plus tard serait le mieux. Après tout, il y avait toujours une maigre chance pour que cette spirale s’arrête.

       Aujourd’hui, il avait quitté la Fabrique tôt pour se reposer avant d’attaquer la journée la plus longue de l’année. Mais se reposer n’était pas synonyme de ne rien faire. Et bien que l’heure avançait, il continuait à étudier les demandes accumulées sur son bureau.

       — « Nous sommes un peu en retard cette année. » annonça Tinsel après avoir frappé.

       — « Je m’y attendais. » soupira le vieil homme.

       — « Nous devrons réaugmenter les heures l’an prochain, malheureusement. »

       — « Non, il doit y avoir une solution. Je vais poursuivre l’optimisation de la production. » s’entêta Nickolas.

       — « Vous devriez vous reposer pour la tournée. » s’enquit Tinsel.

       Les cernes soulignaient déjà trop les yeux du vieux sorcier. Comment pourrait-il tenir 50 h sans fermer l’œil ?

       — « Je ne vais plus tarder. » murmura-t-il sans détourner le regard de sa pile de papier. « Mais toi tu peux rentrer. Merci encore pour ton aide. »

       — « Je vais rester un peu pour soutenir les ouvriers de la Fabrique. Je me reposerai demain et les jours qui viennent. »

       Nickolas releva les yeux vers ce jeune elfe. La détermination et la fidélité dont il faisait preuve étaient une qualité de plus en plus rare à trouver. Sans lui, il ne pourrait plus assurer toute la supervision de Noël.

       — « À la condition que tu prennes vraiment ces quelques jours pour te détendre. » insista le vieil homme en le fixant droit dans les yeux.

       — « Promis. » répondit l’autre avec un sourire. « Je vous laisse vous reposer. »

       Alors que l’elfe quittait son bureau, le sorcier s’affala dans son fauteuil et se perdit dans la contemplation des flammes de la cheminée. Il lui tardait que cette situation se termine.
       Chaque année, il trouvait le moyen de grappiller quelques heures sur le travail de chaque elfe pour leur permettre de vivre leur vie comme ils l’entendaient. Mais la différence était si faible qu’il préférait attendre d’en accumuler suffisamment avant d’en faire une annonce officielle. Pourtant, il sentait que même avec ces améliorations, jamais il ne pourrait réussir à endiguer le murmure grandissant qui soufflait dans toute la ville.
       Il y avait bien une autre solution, mais…

       — « Non, c’est absurde. Tu sais très bien qu’on ne contourne pas si facilement une malédiction. » se reprit-il pour lui-même.

       Son regard divagua vers les portraits de ses illustres ancêtres qui s’étaient eux aussi sacrifiés toutes ces années pour garantir aux elfes autant de libertés que possible. Si seulement ils savaient… Mais personne ne le croirait plus s’il exposait la vérité maintenant. Ça ne ressemblerait qu’à un mensonge assemblé à la dernière minute pour expliquer l’inexplicable.
       Tous ces grands hommes s’étaient tués à la tâche et au fur et à mesure que les années avançaient, le peuple des elfes oubliait un peu plus. La reconnaissance faisait place au mépris. Qu’allait-il léguer à son fils à ce rythme ? Quelle vie s’offrait à lui ?

       Son souhait le plus cher, c’était que lui aussi puisse vivre comme il le désirait. Malheureusement, on ne fait pas toujours ce qu’on veut et il avait dû l’apprendre lui-même rudement.

       Nickolas lança un regard vers les notes qu’il avait laissé en vrac sur son bureau. Est-ce que ce dispositif pourrait marcher ? Qu’est-ce qu’il se passerait s’il bravait la malédiction ? Est-ce que l’un de ces ancêtres avait déjà essayé ?
       Alors qu’il scrutait les plans pour y déceler la moindre imperfection, le doute l’assaillait. Il avait peur de représailles. Le vieil homme sortit un vieux bout de parchemin qui avait survécu des décennies.

       « Pour avoir osé défier les humains, les fiers elfes devront se mettre à leur service et rendre possible chacun de leurs désirs jusqu’à ce que le pardon leur soit finalement accordé. »

       Bien évidemment, les humains aussi avaient oublié cette malédiction, si bien qu’aujourd’hui plus aucun d’eux ne connaissait l’existence des elfes. Ils n’étaient pour eux qu’une légende transmise de génération en génération.
       Aucun de ses prédécesseurs n’avait trouvé de manières de contourner le traité signé des décennies plus tôt. Déjà, ils avaient réussi à faire en sorte de pouvoir livrer des cadeaux une fois par an uniquement, ce qui avait considérablement allégé leur peine. Pour autant, rien de tout cela ne suffisait au peuple des perdants qui ne comprenaient plus l’ampleur du pacte qui les liaient à l’humanité.

       Lors des jours fériés nationaux, il devrait peut-être prendre la parole pour tenter de rétablir la vérité avec ses documents à l’appui. Devrait-il convoquer des chefs de l’opposition secrète pour leur prouver leur authenticité ? Il était épuisé à l’idée même de devoir s’occuper de cette affaire.

       Dans un soupire, il se saisit d’une lettre sur le dessus de la pile. La question de sa légitimité pourrait être débattue plus tard. Pour l’heure, il préférait s’avancer sur le travail de l’année à venir.
       Une à une, il continua à examiner les requêtes posées dans son bureau pour noter consciencieusement les désidératas de chaque enfant lui ayant écrit, ainsi que ses coordonnées. Certaines demandes pourraient bien être satisfaites cette année si le stock de jouets produit le permettait encore. Mais pour bon nombre d’entre eux, il faudrait attendre l’année prochaine.
       Bien entendu, ça n’est pas parce qu’il n’avait pas reçu de courrier à temps qu’il ne distribuerait rien à ces foyers. Pour s’assurer d’éviter toutes représailles, ses prédécesseurs avaient mis en place une réserve supplémentaire de cadeaux universels à offrir à tous ces retardataires. Comme ça, pas de risque de se mettre qui que ce soit à dos.

       Habitué à cette tradition depuis toujours, chaque enfant guettait maintenant sa venue avec impatience. Toutes les nuits du 24 décembre, ils attendaient que les présents soient déposés en dessous de leur sapin pour pouvoir les ouvrir fiévreusement le lendemain matin. Ne pas recevoir de cadeau leur était devenu tout simplement inconcevable.
       Il suffisait de voir les regards émerveillés des quelques gamins qui l’avaient parfois surpris chez eux, sa hotte pleine de surprises en tous genres.
       Un sourire béat barra le visage du vieux sorcier : cette partie était bien la seule agréable de tout son travail. Grâce à lui, chacun de ses enfants croyait que la magie était bel et bien vraie. Même si, dans les faits, elle était bien différente de ce qu’ils imaginaient.
       Nickolas avait hâte de commencer sa tournée demain.

       « Bon, juste une dernière » se dit-il, incapable de s’arrêter de travailler.

       Alors que l’enveloppe volait jusqu’au sol, le vieil homme fixa le morceau de papier les doigts tremblants.

       D’une écriture maladroite, un très jeune enfant lui avait rédigé cette simple lettre :

       « Cher père Noël,
       J’espère que tu aimes le pôle Nord. Moi j’adore la neige.

       Qu’est-ce que tu aimerais recevoir pour Noël ? Et tes elfes, quels cadeaux ils voudraient ?

       Anna »

       Il n’y avait rien d’autre que ce petit mot. Et pourtant il allait métamorphoser son monde.

       Des larmes coulaient le long de ses joues alors qu’il relisait encore et encore ces quelques phrases. Mais quelle douce sensation que de sentir le poids de toutes ces années de servitude s’envoler.

       « Merci Anna ! » n’arrêtait-il pas de répéter.

       Comment annoncer la nouvelle ? Comment préparer le changement ? La malédiction était-elle vraiment levée ?

       Oui, il le ressentait, ça ne faisait plus aucun doute.

       Il savait déjà tout de ce qu’il allait mettre en place. Oh, il en avait rêvé toute sa vie. Et ses aïeuls avant lui.

       Dans quelques heures, il aura transformé le destin des elfes à jamais. Dans quelques heures, tout sera différent.