Le monde sous nos pieds

Les Folles Aventures de Margot

Épisode 2 : Le monde sous nos pieds

       J’aurais dû m’en douter, avec ce soleil qui brillait dans le ciel sans nuages depuis plusieurs jours. Mais pas un instant, je ne me suis posée de questions sur cette immense flaque d’eau. Il n’avait pas plu depuis des semaines, et aucun caniveau ou chantier ne se situait à proximité. Il n’y avait aucune raison qu’elle soit là.
       Si je m’étais méfiée, je l’aurais contourné. Ça n’est pas vraiment ça qui allait rallonger mon trajet. Je n’aurais pas regardé le ciel quand je marchais, sûr de moi, sur cette étendue d’eau. Non, j’aurais regardé mes pieds. Et alors, peut-être que j’aurais vu quelque chose d’étrange. Ou peut-être qu’aucun indice ne m’aurait permis de deviner ce qui était sur le point de se produire.

       Floc.

       J’avais posé ma basket sur le bord de la flaque, et la chose à laquelle je pensais le plus c’est qu’elle n’était pas assez profonde pour mouiller mes chaussures. Tant mieux, ça m’aurait embêté de devoir finir en chaussettes au collège…
       J’avançais d’un pas de plus. C’était un pas de trop.

       Le sol se déroba sous moi et j’ai perdu l’équilibre. Je suis tombé la tête la première. J’ai eu le réflexe de mettre mes mains en avant pour essayer de limiter les dégâts, mais elles non plus ne touchèrent jamais le bitume.
       Sans comprendre ce qu’il m’arrivait, j’avais basculé dans cette immense flaque d’eau.

       Mais vous savez quoi ? Ça n’était pas le plus fou – si, si, je vous jure –. Sous mes pieds, je discernais distinctement une lumière briller. Il y avait forcément quelque chose !
       J’ai regardé le ciel à travers l’eau et je le voyais s’éloigner de plus en plus. Je devais prendre une décision maintenant : est-ce que je j’explorai ce mystérieux endroit, ou j’utilisais toute mon énergie pour remonter à la surface ? 

       Une fraction de seconde me suffit pour choisir. J’avais toujours aimé les aventures, et celle-ci pourrait être la plus belle de toutes celles qui s’étaient offertes à moi. de toutes celles qui s’étaient offertes à moi. Sans plus attendre, je nageais vers cette lueur des profondeurs en ne pensant qu’à une chose : pourvu qu’il y ait de l’oxygène là-bas !

       La bulle lumineuse que j’avais vue se trouvait bien plus loin que ce que j’avais imaginé. Comment arriver à temps ? J’ai jeté un rapide coup d’œil derrière moi alors que la panique commençait à me gagner. Je risquais de manquer d’air avant même d’atteindre mon objectif.
       Impossible de faire demi-tour, c’était certain. Le soleil que j’apercevais au travers de la flaque s’était maintenant réduit à un minuscule point étincelant. Un léger courant m’avait poussé vers ma destination, un peu comme s’il reliait le plan d’eau dans lequel j’étais tombée et le dôme brillant qui se rapprochait.

       Il fallait coûte que coûte que j’arrive à traverser cette immense bulle lumineuse qui ne laissait rien transparaitre, sans quoi ça pourrait bien être ma dernière aventure.
Je chassais bien vite cette pensée, j’étais trop jeune pour cela, et rien n’était perdu. D’autant plus que la panique ne m’aiderait pas à m’en sortir. Je devais rester calme et me concentrer pour garder la bouche bien fermée.
       Je mis d’autant plus de force dans mes mouvements pour me propulser davantage, en priant pour l’atteindre au plus vite. Je ne saurais pas dire d’où j’ai trouvé cette énergie alors que l’air me manquait. Peut-être bien que c’est l’adrénaline qui m’a projetée jusqu’aux limites du dôme.
       Ma vue commençait à se troubler et je nageais bien moins vite. Mes poumons me hurlaient de prendre une bouffée d’oxygène. Mais pas encore, il était trop tôt. Si j’avais pu, j’aurais fondu en larmes tellement la terreur de finir noyée me gagnait.

       Autour de moi il n’y avait rien, que de l’eau et toujours plus d’eau. Rentrer au travers de cette barrière lumineuse était mon seul espoir.
       Du bout des doigts, j’ai effleuré la surface de cet immense globe éclatant et un sentiment de soulagement incroyable m’envahit lorsque j’ai réalisé que je pouvais bien passer au travers. C’est d’ailleurs assez étonnant, car je ne ressentais ni le poids de l’eau, ni de limite propre sur ma main.
       Mais je ne me suis pas attardée sur les détails et je me suis élancée toute entière à l’intérieur, prête à prendre une grande inspiration.

       Le spectacle qui s’offrait à moi aurait pu me laisser sans voix si je n’avais pas autant besoin d’oxygène. De l’eau, il y en avait encore à perte de vue. Aucune bulle ne m’indiquait que je pouvais trouver un peu de gaz salvateur. Et c’est tout ce que je pouvais voir.

       Alors que je me pensais perdue et sur le point de perdre connaissance, j’ai deviné une créature à forme humaine en face de moi. Grâce à ce que je crus être une incantation – mais dans mon état, tout aurait pu ressembler à de la magie – elle m’entoura le visage d’une bulle d’air.
       Au bord de la suffocation, j’ai pris de grandes inspirations alors que les larmes me montaient aux yeux. J’avais l’impression d’avoir couru un marathon, c’était comme si mon corps ne pouvait plus se contenter de l’oxygène disponible. Soit je m’étais évanouie et c’était mon esprit qui me jouait des tours, soit on m’avait bel et bien sauvée.
       J’étais bien trop occupée à tenter de reprendre mon souffle. Je n’ai pas fait attention à ce qui se passa immédiatement après. On me conduit quelque part, c’était certain. Mais tant que je pouvais respirer, rien d’autre ne m’importait à cet instant précis.

       Assise dans une pièce, je commençais tout juste à retrouver une respiration normale. Et c’est là que je me suis rendue compte de ce qui s’étendait devant moi : un château fait de sable se dressait dans toute sa splendeur, campé sur un récif de corail. Une immense bulle transparente protégeait la cité qui s’étirait aux pieds de l’édifice. Dans les rues, des centaines de créatures s’affairaient à leurs activités courantes.
       Ces êtres sous-marins n’étaient ni plus ni moins que des sirènes et des tritons. Leurs queues de poisson, qui chatoyaient de milliers de couleurs sous la lumière qui brillait en haut du dôme, les emmenaient partout avec une vélocité qui n’avait rien à envier à des jambes.

       Alors que je me levais, bouche bée, pour observer d’un peu plus près ce que je venais de découvrir, un trident barra brutalement mon passage. Un triton me fit comprendre par le regard que je n’avais pas intérêt à avancer d’un pas de plus. Son air menaçant coupa net ma contemplation. Pas un instant je n’avais imaginé que ce peuple pouvait être hostile. Après tout, ils m’avaient sauvée.

       — « Ah ! Nous en avons enfin capturé une ! Les humains ne résistent jamais à ce qui brille, j’en étais sûre. »

       J’ai immédiatement tourné la tête vers cette voix sourde. Une sirène s’avançait vers moi. Son port altier me donnait l’impression qu’elle avait de l’importance ici. D’ailleurs, au moment où elle avait commencé à s’approcher, le garde avait baissé son arme. Elle avait l’air extrêmement fière de m’avoir pris dans les mailles de son filet.

       Mais une minute… « capturé » ? Comment ça ? Je suis tombée dans un piège ?

       Plus elle s’avançait, plus je pouvais voir qu’elle m’étudiait.

       — « Un peu jeune. » commenta-t-elle pour elle-même. « Mais elle devrait faire l’affaire quand même, qu’est-ce que tu en penses ? »

       Le garde hocha la tête sans prononcer un mot.

       Cette situation ne me rassurait pas. Pour être honnête, j’étais terrifiée et je n’osais pas ouvrir la bouche. Si j’étais vraiment prisonnière, alors je ne pourrais jamais repartir d’ici, puisque c’est eux qui m’avaient offert cette bulle d’air me permettant de rester en vie.
       Et puis que me voulaient-ils ? Ils n’avaient rien dit de plus.

       — « Tu me comprends ? » demanda-t-elle en articulant chaque syllabe, un peu comme si j’étais stupide.

       J’ai hoché faiblement la tête, trop effrayée pour prononcer le moindre mot. J’étais plus occupée à repérer les échappatoires discrètement qu’à répondre.

       — « Bien. Ce soir, nous te préparerons pour le rituel. »

       La créature esquissa un sourire. Mais il n’avait rien de rassurant, bien au contraire. Il dévoilait toutes ses dents pointues et me fit frissonner.

       Qu’est-ce que c’était ce rituel ? Et si on ne m’avait attirée là que pour être sacrifiée ?

       Je commençais à avoir du mal à reprendre mon souffle. Je n’avais pas découvert ce monde enchanté pour y mourir, je devais à tout prix trouver un moyen de m’échapper avant que la nuit ne tombe. Même si je n’avais aucune idée de la manière dont le cycle de journée fonctionnait, puisque la lumière ne venait pas du soleil.

********

       L’éclairage avait décliné bien plus vite que ce que j’aurais pensé. En quelques heures seulement il faisait déjà presque sombre. Le garde n’avait pas bougé d’un pouce.
       Moi, je m’étais calmée. Je ne savais pas combien de temps cette bulle d’oxygène pouvait me tenir en vie, donc je devais l’économiser pour ne pas me retrouver dans une situation encore plus complexe. D’autant plus qu’une fois que j’aurais franchi le dôme, je devrais en plus nager à contre-courant jusqu’à la surface. Autant dire que plus j’y pensais, moins je croyais avoir une chance.

       Malgré la panique qui recommençait à me gagner à nouveau, je ne pouvais m’empêcher d’admirer les lumières commencer à scintiller aux fenêtres de ces étranges bâtiments. À travers les rideaux d’algues de toutes les couleurs, on pouvait observer une lueur tamisée et des ombres. Devant le château s’empilaient de petites maisons de sables, les unes sur les autres. Depuis ma prison, s’offrait à moi le plus beau point de vue, en hauteur sur la ville.
       Maintenant que j’y prêtais un peu plus attention, je me posais un tas de questions. Est-ce que tout leur peuple habitait ici ? En fin de compte, est-ce que je contemplais un pays s’agiter ou l’une des nombreuses villes ? Combien d’entre eux vivent sur notre planète sans que l’on ne s’en soit jamais aperçu ?
       Je brulais de demander tout cela au garde austère à côté de moi, mais je n’osais pas. Je n’étais pourtant pas si timide, mais cette situation n’avait rien d’habituel et je n’avais aucune idée de la manière donc il pouvait réagir face à ma curiosité.

       J’ai préféré me taire en attendant que l’on m’emmène pour cette fameuse cérémonie. Ça serait certainement le meilleur moment pour me soustraire à leur joug. Mais je devrais agir vite, avec leurs nageoires ils pourront me rattraper en un rien de temps. Je n’avais pas vraiment décidé de plan, c’est la boule au ventre que je me suis résignée à patienter. Il faudrait que je saisisse la moindre opportunité.

       Elle réapparut alors qu’il faisait presque complètement noir. Seule la lumière du palais et des habitations éclairait ma cellule. Cette cérémonie devait avoir une grande importance à leurs yeux, car par-dessus le bandeau en algues tressées qui recouvrait son buste elle portait un long manteau d’une matière transparente, légèrement irisée et dont le col lui remontait jusqu’en haut du coup. Ses cheveux qui étaient tout à l’heure lâchés pour flotter au gré de l’eau étaient savamment coiffés en forme de conques et agrémentés de petits coquillages en nacre.
       Même si je ne connaissais rien à leur coutume, il me semblait évident que tout cela constituait sa tenue d’apparat. Et plus encore que la première fois que je l’aie vu, je me suis sentie intimidée et particulièrement mal habillée comparé à elle, avec mes vêtements trempés qui me collaient à la peau.

       — « Bien, nous allons vous préparer. » dit-elle simplement en jetant un coup d’œil au geôlier.

       Quelque chose dans sa manière de parler manquait de naturel, mais je n’arrivais pas à mettre la main dessus.

       Le garde se plaça derrière moi et la sirène me tourna le dos pour ouvrir la nage. J’espérais qu’elle n’allait pas avancer trop rapidement, parce que ça n’était pas avec mes mouvements de brasses que j’allais pouvoir suivre le rythme. D’autant plus que je n’avais rien avalé depuis mon petit déjeuner et mon estomac me le faisait bien sentir.

       Bien vite, j’ai réalisé que je n’aurais aucun moyen de m’évader pour l’instant. Il me fallait encore attendre un peu.
       J’ai profité du trajet au-dessus de la cité pour examiner chaque détail, chaque recoin de rues. Même s’il n’y en avait pas vraiment. Trois grosses artères permettaient de se rendre dans les habitations et boutiques. Mais elles s’étendaient sur une dizaine d’étage en hauteur. Comme les villes seraient différentes si nous aussi nous pouvions monter et descendre à notre guise !
       À cette heure-ci, il n’y avait plus une seule âme dans la rue. Les voir désertes me donnait presque l’impression de visiter une cité engloutie il y a de ça des milliers d’années.

       Nous arrivions au château et je ne m’étais pas aperçue de sa taille avant que je m’en approche. Les murs extérieurs étaient sculptés pour représenter des scènes que je ne comprenais pas. De gros coquillages entouraient la porte principale en bois flotté où deux gardes surveillaient les allées et venues.
       Mais apparemment, ça n’est pas là que nous allions, puisque nous avons continué à nager encore.

       La sirène me fit passer par une entrée dérobée sur l’un des flancs de l’édifice. Après des méandres de couloirs en sable, que je n’ai pas osé toucher par peur qu’ils ne s’effritent, nous avons rejoint une pièce qu’un globe lumineux éclairait. En y repensant, il ressemblait pas mal au dôme lorsque je l’avais vu de loin depuis le haut de flaque d’eau.
       Le garde était resté à l’extérieur. J’en déduisais que je n’allais pas encore être sacrifiée tout de suite et c’était peut-être le meilleur moment pour m’échapper.

       — « Tu ne peux pas assister à la cérémonie comme ça. »

       Elle me désigna un petit tas posé sur un meuble, lui aussi, en sable — comment faisaient-ils pour faire tenir tout ce sable, à la fin ? — . Alors que la créature se retournait, je comprenais seulement qu’il s’agissait de vêtements.
       Je les ai pris, un peu hésitante de ce que j’allais toucher. Est-ce que cela allait être visqueux, comme les algues sur la plage ?

       J’ai enfilé le bandeau semblable au sien. Il se fermait par deux longues lanières qui maintenaient la brassière bien en place. La texture m’avait d’abord semblé étrange, mais très vite, grâce au contact perpétuel de l’eau le porter était devenu très naturel.
       Il y avait également quelque chose qui ressemblait à un short. J’ai jeté un rapide coup d’œil par-dessus mon épaule pour m’assurer qu’elle ne m’observait pas avant de retirer le reste de mes vêtements.
       Cette tenue minimaliste me mettait extrêmement mal à l’aise, elle ne se rapprochait en rien à ce dont j’avais l’habitude. La sirène se retourna immédiatement, avec un genre de pagne dans les mains. Elle tourna autour de moi pour me l’accrocher dans le dos. Contrairement à ceux que nous avions sur terre, il ne s’agissait pas de paille – ça n’existait pas ici de toute façon – mais de longs coquillages filiformes. Ils avaient été percés à une extrémité et étaient maintenus par un type d’algue un peu différent que celles qui constituait mes vêtements.
       Sans un mot, la créature commença à peigner mes cheveux avec un coquillage avant de les coiffer. De l’impression que j’avais, elles les avaient modelés en forme d’une grosse coquille de bigorneau. C’était un chignon qui partait du dos de ma tête pour finir en une ouverture béante sur l’un des côtés. Même si j’étais préoccupée par mon évasion, j’aurais adoré voir à quoi je ressemblais comme ça !

       — « Surtout, ne touche pas. »

       Son ton était ferme. J’ai donc arrêté immédiatement de tripoter mes cheveux pour tenter de comprendre complètement la forme qu’elles leur avaient donnée. Beaucoup d’interrogations me venaient, mais une fois encore, je n’osais rien demander. Je n’avais d’ailleurs pas prononcé un seul mot depuis mon arrivée.

       La sirène m’accrocha un bracelet de coquillages en haut d’un bras, un à une cheville et un collier sublime richement garni de coquilles nacrées plus imposantes que pour les deux autres bijoux. Certain de ces coquillages, je les voyais pour la première fois.
       Cette cérémonie devait vraiment avoir une importance particulière pour eux, sinon pour quoi prendre le temps de m’apprêter ?

       Nous sommes ressortis de la pièce toujours sans échanger un mot. Ce silence me pesait : on me parlait que pour m’aboyer des ordres et ça n’aidait pas mon angoisse grandissante à se calmer. Elle m’a emmené à travers un dédale de couloirs qui n’en finissait pas. Lorsque j’apercevais l’extérieur, je me suis rendu compte que la nuit était sur le point de tomber pour de bon.

       — « Plus vite. » murmura la sirène comme si quelque chose la préoccupait, elle aussi.

       Tout allait à toute vitesse, je voyais difficilement comment je pourrais m’enfuir. Impossible de me repérer dans ces couloirs qui se ressemblaient tous. Je cherchais désespérément une échappatoire tout en nageant aussi rapidement que je le pouvais, comme me l’avait ordonné la femme poisson. Mais ça faisait un petit moment que j’avais plongé dans cette flaque d’eau et la fatigue commençait à se faire ressentir. J’avais mal aux bras et aux jambes et j’avais faim.
       Finalement, dans l’immédiat ce qui importait le plus ça n’était pas forcément de me soustraire à leur compagnie, mais plutôt de survivre. Pour la deuxième fois dans la journée, je me retrouvais dans cette terrible position où j’avais peur de mourir à cause de mes besoins vitaux.
       Mais de ce que je savais, on allait peut-être me sacrifier dans quelques minutes, donc ça n’était peut-être pas ce dont je devrais m’inquiéter le plus.
       Je sentais qu’on grimpait de plus en plus, et que nous attendrions bientôt au sommet de ce gigantesque édifice.

       Elle ouvrit une porte et me laissa passer en premier. J’étais soulagée d’arriver, je n’étais pas certaine ne pouvoir nager plus longtemps. Mes muscles commençaient à se tétaniser et, alors que nous étions tout en haut de la tour, je posais enfin les pieds à terre. Mes jambes ne me tenaient plus, et si le garde juste derrière moi ne m’avait pas retenue, je me serais écroulée par terre.
       Il m’aida à avancer jusqu’à un pupitre placé au milieu. Nous étions si haut que je ne voyais à l’horizon que de l’eau. L’angoisse de ne jamais retrouver la surface me submergea.

       Mais la sirène me tira de mes démons :

       — « C’est l’heure du rituel. »

       Elle pointa son doigt vers un globe dont la lumière vacillait, comme celle d’un coucher de soleil.

       — « Il se meurt. Nous devons invoquer la clémence du Dieu. »

       Pour la première fois, je prenais la peine d’examiner son visage et son expression. Ses yeux, suppliants, étaient bleus comme l’eau d’une lagune. Elle n’avait plus l’air de la créature terrifiante que j’avais rencontrée plus tôt.

       Mon regard se détacha du sien quand je me rendis compte que nous n’étions plus seuls. Tout autour de nous se tenaient des sirènes et tritons aux vêtements élégants. Ils arboraient des coquillages dans leurs cheveux, à leurs ceintures et à tout autre endroit du corps. Ils formaient un cercle aux limites de la tour. Et tous avaient les yeux braqués sur moi.
       J’avais l’impression qu’une voix tentait de me murmurer quelque chose, mais je n’arrivais pas à la comprendre. En revanche, mes angoisses passées s’envolèrent alors que je les observais. Je ressentais quelque chose de différent, un peu comme s’ils me suppliaient de les secourir. Comme si je pouvais sentir ce qu’ils essayaient de me dire.

       — « Que dois-je faire ? » me suis-je alors entendu demander.

       Pas un instant je n’avais prévu de leur venir en aide et pourtant, j’avais l’impression d’être leur dernier espoir.

       Sans un mot, la sirène qui m’avait préparé me désigna un livre posé sur le pupitre. Je ne comprenais pas vraiment ce qu’elle attendait de moi. Cette créature parlait ma langue, alors pourquoi ne pouvait-elle pas s’en occuper elle-même ? Est-ce que ça allait absorber mon âme, ou quelque chose comme ça ?
       J’étais épuisée, donc je me suis résignée à lire à haute voix le texte devant mes yeux sans vraiment réaliser la portée des phrases que je prononçais.

       Alors que je déchiffrais le livre écrit dans un français moyenâgeux, la ronde du peuple de la mer commença à tournoyer autour de nous. Ils formaient peu à peu un petit tourbillon de plus en plus haut, jusqu’à presque atteindre ce que je percevais comme la limite du dôme.
       Au fur et à mesure de ma lecture, le globe lumineux posé devant moi gagnait en intensité. Comme si je prononçais une formule magique qui permettait de le raviver.

       Bien vite, j’arrivais au bas de la page enluminé et la sirène me fit signe de m’arrêter alors qu’elle avait les yeux fixés sur ses semblables dont la danse n’avait fait que s’accélérer. La boule émit un jet de lumière étincelante qui, en touchant le dôme qui protégeait la ville, se propagea comme sur une membrane.
       J’admirais le spectacle bouche bée. Et alors que j’étais certaine qu’aucun d’eux ne produisait le moindre son, j’entendais pourtant un chant raisonner dans mon esprit. Je ne pouvais pas discerner les paroles et je me laissais envelopper dans cette aura de gaité et de renouveau.

       Je ne pourrais d’ailleurs pas vous dire combien de temps tout cela a duré. Plongée dans ce moment surréaliste, je ne m’inquiétais plus pour moi-même. C’était presque comme si j’en avais oublié ma propre existence pour me sentir transportée dans la communauté singulière de ce peuple aquatique.

       Lorsque chacun a regagné le haut de la tour où je me trouvais toujours, les éclairs de lumières avaient disparu et le calme de la cité était revenu. Chacun se serrait dans le bras, dans des étreintes émues.
       Est-ce que je devais tenter de m’échapper ? Je n’y pensais plus, il me semblait inconcevable que cette communion unique se termine par un sacrifice. Je finirai bien par découvrir ce que mon hôte avait voulu dire par là.

       — « Merci, Margot. » me murmura-t-elle, la voix emprunte de soulagement, avant de me faire une accolade.

       J’avais l’impression d’avoir accompli quelque chose de grandiose sans pour autant vraiment savoir ce que j’avais fait.

       — « Tu nous as sauvés. »

       Sa réponse m’a surprise. C’était comme si elle lisait dans mon esprit.

       — « Nous autres, le peuple de la mer, nous ne communiquons pas par la voix. Peu d’entre nous sont d’ailleurs capables d’émettre des sons. Tout se passe là. » finit-elle en me désignant sa tempe.

       « Est-ce qu’ils peuvent entendre mes pensées ? » m’étais-je étonnée.

       Elle avait hoché la tête. Et même si j’aurais dû m’en douter bien plus tôt, c’est seulement là que je commençais à recoller les pièces du puzzle.
       Sous l’affluence des questions qui se bousculaient dans ma tête, la sirène m’emmena un peu à part.

       — « Nous tirons notre protection d’un très vieux sortilège. Il nous défend contre les agressions extérieures des humains ou bien des gros poissons. Pour le maintenir en place, nous devons accomplir le rituel tous les 10 ans. Il ne nous restait plus que quelques jours avant que la membrane ne se brise et que notre cité se retrouve à la merci des courants. »

       Bien que les mots grâce à auxquels elle me parlait ne soient pas toujours les bons, la pensée qu’elle me transférait était limpide de sens.

       Elle m’adressa un sourire. Et je compris à ce moment-là que cette expression carnassière qui m’avait donné des frissons était la seule manière dont elle souriait. Ses dents pointues m’intimidaient, mais elles ne se voulaient pas menaçantes. Comment n’avais-je pas réalisé tout cela plus tôt ?

       — « Tu as partagé le rituel avec nous. Tu t’es unie à nos esprits. Avant cela, tu étais fermée, comme tous les humains, et tu ne pouvais pas nous entendre. »

       La créature prit mes mains pour m’exprimer sa gratitude.

       — « Nous avons dû créer un piège pour trouver un terrien capable de lire le texte du rituel. La prêtresse a rejoint le dieu des mers avant que moi, son apprentie, n’aie eu le temps de m’instruire. »

       Elle commença à me raconter le stratagème qu’ils avaient imaginés pour attirer un humain jusqu’à leur citée habituellement cachée. Avec ce qui ressemblait à de la magie, ils avaient créé un courant qui guiderait le premier qui tombe dedans à leur cité. C’est pour ça que cette flaque d’eau m’avait paru si étrange.
       Trop heureuse d’avoir enfin mis la main sur un individu capable de lire la formule du rituel, elle s’était activée toute la journée pour rendre cela possible au plus tôt. Aucun d’eux ne savait combien de temps la bulle autour de mon visage me permettrait de respirer normalement ou de quoi j’avais besoin pour survivre, il fallait donc agir vite.
Leurs intentions étaient purement pacifiques et, si je l’acceptais, Eléa me proposait d’attendre encore un tout petit peu avant de partir pour que je puisse lui enseigner ce savoir qui s’était perdu.

       Cette offre était alléchante, mais je ne voulais pas trop m’attarder, on allait s’inquiéter pour moi. Et je réalisais seulement que ma faim et ma fatigue s’étaient envolées avec les prières.

       Je suis restée jusqu’à l’aube à lui apprendre comment prononcer chacune des syllabes. Je n’étais pas certaine que cette simple leçon suffirait. Et même si elle non plus n’en était pas sûre, dès les premières lueurs j’étais prête à franchir la barrière magique comme je l’avais demandé.
       Une fois traversé, un courant inverse devrait me ramener droit d’où je venais. J’avais enfilé mes vêtements, bien qu’ils soient trempés.
       Elle s’assura une dernière fois que je n’allais pas manquer d’air avant de me laisser partir avec un regret immense.
       Ces sensations externes m’assaillaient. L’instant avant de franchir cette barrière invisible, je sentis une gratitude infinie m’envahir : toute la citée me remerciait pour mon aide.

       J’ai quitté à regret cet endroit digne de contes et de légendes et je me suis laissée portée par l’eau en direction du point de lumière que j’avais abandonné en arrivant.

       Comment est-ce que j’allais expliquer ça à mes parents ? Combien de temps s’était écoulé depuis que j’étais partie ?

       Je m’apprêtais à retrouver la terre ferme et surtout l’air. Déjà, mes doigts pouvaient presque effleurer la surface.

BIIIIIP

       Une sonnerie ? Je regardais tout autour de moi, mais il n’y avait rien.

BIIIIIIP

       La bulle autour de mon visage disparu d’un coup. J’ai commencé à m’étouffer, incapable de respirer.

BIIIIP BIIIIP BIIIIIIP

       Margot ouvrit les yeux d’un coup en respirant à pleins poumons.

       Alors qu’elle prenait son téléphone pour éteindre son réveil, elle se dit qu’elle pourrait bien mettre les quelques minutes qu’elle avait gagnées en se réveillant soudainement et coucher cette aventure sur le papier. C’était quand même une histoire folle, digne d’un roman !


Cette nouvelle vous a plus ? Génial, on se retrouve la semaine prochaine pour une nouvelle aventure !

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Cet article a 2 commentaires

  1. Lau'

    Une nouvelle captivante et pleine de magie 🙂
    Les aventures de Margot sont un plaisir à lire !

    1. Florence Azenor

      Merci pour cet avis précieux. J’espère te revoir lors de la prochaine aventure de Margot 🙂

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